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03/03/2020

Antoine Emaz, Lichen, lichen

                                       En hommage à Antoine Emaz, disparu le 3 mars 2019

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Lyrisme : le terme me gêne aux entournures à cause de son lien au chant. Char : « aucun oiseau ne chante dans un buisson de questions ». On m’accordera sans peine que l’époque est buissonneuse.

 

On ne va pas faire comme si... Ce monde est sale. Et il n’en est pas d’autre. Au bout de la critique, ce n’est pas du chant qui vient ; dans l’effondrement de la louange et de l’espoir naît une parole tentée malgré, fragile, mais sûre de sa mémoire. Une parole qui ne tient que parce que c’est elle ou rien. Et rien, ce serait pire, non ?

 

Prenons la poésie comme une question ouverte ; autant qu’elle le reste, c’est plus simple. Quand on en vient aux principes, on n’est jamais très loin des gourdins, massues, matraques...

 

Qu’il y ait une fenêtre n’enlève pas les murs.

 

 Antoine Emaz, Lichen, lichen, Rehauts, 2003, p. 13, 21, 26, 34.

©Photo T. H., mars 2007.

23/02/2020

Antoine Emaz, Jours

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21.10.07

 

corps mécanique

pantin social

quand il s’affaisse reste

un tas de linge sale

 

un grand après-midi froid d’hiver

on pourrait facile en faire

son affaire

sauf les yeux

 

le reste du corps a déjà reculé

 

ça se joue sur les yeux

qui tiennent

 

tout va se régler avec le soir

 

pas de héros

sauve qui  peut seul

[...]

 

Antoine Emaz, Jours, éditions En forêt/

Verlag im Wald, 2009, p. 65.

© photo T. H., mai 2011.

08/02/2020

Antoine Emaz, Peau

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Vert, I (31.09.05)

 

on marche dans le jardin

 

il y a peu à dire

 

seulement voir la lumière

sur la haie de fusains

 

un reste de pluie brille

sur les feuilles de lierre

 

rien ne bouge

sauf le corps tout entier

 

une odeur d'eau

la terre acide

 

les feuilles les aiguilles de pin

 

silence

sauf les oiseaux

 

marche lente

le corps se remplit du jardin

sans pensée ni mémoire

 

accord tacite

avec un bout de terre

rien de plus

 

ça ne dure pas

cette sorte de temps

 

on est rejoint

par l'emploi de l'heure

l'à faire

 

le corps se replie

simple support de tête

à nouveau les mots

l'utile

 

on rentre

 

on écrit

ce qui s'est passé

 

il ne s'est rien passé

 

Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,

éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. © Photo T. Hordé, 2012

01/12/2019

Antoine Emaz, Lichen, encore

                    emaz_trois_quart_tristan_copie_2.jpg

Il s’agit moins de se maintenir au plus haut point que d’avancer. Et cela peut demander de traverser des zones sans hauteurs.

 

Pour certains poèmes, on pourrait parler d’acharnement thérapeutique à force de reprises. Ce qui reste clair : le prunus, rose dans la lumière du soir.

 

« Une poésie accessible »... ça veut dire quoi ? Vous venez d’où ? Vous avez combien de temps pour accéder ? Autant de questions auxquelles le poète ne peut pas répondre, qu’il soit au sommet de l’Éverest ou dans un village des Mauges. Quand on écrit, le lecteur n’a pas de visage, c’est un masque blanc.

 

Écrire, c’est articuler l’émotion et produire, à partir du choc premier, une sorte de choc en retour par la langue, une émotion autre, même si la primitive reste motrice.

 

Antoine Emaz, Lichen, encore, éditions rehauts, 2009, p. 42, 43, 74, 95.

© Photo Tristan Hordé

21/10/2019

Antoine Emaz, Soirs

                          emaz_trois_quart_tristan_copie_2.jpg

on peut décrocher d’ici et retrouve la mer le ciel – cette image fixe d’un ciel plat sur une mer sans vague – bleu fer bleu vert – sans rien d’autre : deux plaques de mots dans l’œil ferment l’angle et mettent devant un paysage à la fois calme stable et dur – aucune sorte d’éternité retrouvée – aucun soleil d’ailleurs à y bien regarder.

 

on pourrait se contenter

de ce trajet

 

quelque part on se dit

on devrait

c’est déjà beaucoup

mais toujours pas le repos

attendu

 

comme s’il fallait prendre au filet

non pas tant des poissons

que l’eau

 

à peu près

ça

 

Antoine Emaz, Soirs, Tarabuste,

1999, p. 62-63.

30/06/2019

Antoine Emaz, Peau

antoine emaz,peau,jardin,silence,eau

 

Vert, I (31.09.05)

 

on marche dans le jardin

 

il y a peu à dire

 

seulement voir la lumière

sur la haie de fusains

 

un reste de pluie brille

sur les feuilles de lierre

 

rien ne bouge

sauf le corps tout entier

 

une odeur d'eau

la terre acide

 

les feuilles les aiguilles de pin

 

silence

sauf les oiseaux

 

marche lente

le corps se remplit du jardin

sans pensée ni mémoire

 

accord tacite

avec un bout de terre

rien de plus

 

ça ne dure pas

cette sorte de temps

 

on est rejoint

par l'emploi de l'heure

l'à faire

 

le corps se replie

simple support de tête

à nouveau les mots

l'utile

 

on rentre

 

on écrit

ce qui s'est passé

 

il ne s'est rien passé

 

Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,

éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. Photo Tristan Hordé, mai 2011.

10/03/2019

Antoine Emaz, Cuisine

                                   A. E., 2007.jpg          

 

La « poésie » va prendre en charge ce que le récit classique ne peut porter, peut-être parce qu'il ne s'agit pas de fiction. Quelques chose l, comme si travailler dans le vrai interdisait le récit, parce qu'un poète n'est pas un autobiographe narcissique ou exhibitionniste et qu'il sait que la poésie est et n'est pas un confessionnal. Donc on va avec le récit, on le détourne, on le déboîte, le défait, on le déstructure, le pousse aux limites... plus rien n'est reconnaissable mais tout est dit. Ce cœur noir moteur, c'est lui qui pulse. En poésie, quand on sait lire, l'urgence est palpable, la nécessité de dire évidente. Cela peut être plus ou moins masqué par le dispositif d'écriture qui est à la fois un mode d'exposition et un mode de défense, mais c'est bien un cœur ouvert, au bout. L'enfant qui pleurede Reverdy.

 

En poésie, ce qui est dit est l'affleurement lisible de ce qui est tu : la vague / les profondeurs de la mer.

 

Dans tout ce que je note au jour le jour, cette piétaille de lignes, je ne vois pas bien en quoi je suis poète. Je note seulement ce que d'ordinaire on ne retient pas, espérant que tel ou tel détail sera révélateur, qu'il portera un peu plus que seulement lui-même.

 

Antoine Emaz, Cuisine, publie.net, p. 31, 35, 50.

09/03/2019

Antoine Emaz, Sauf

A. E., 2007.jpg

                      L'élan, l'impact

 

Au commencement, une poignée de terre ou une tête, serrée, trop.

Fuir haut.

 

Gong bleu. N'importe où l'impact. Un long frémissement à peine, immense, léger.

       

Une tête contre le ciel s'étoile. Miettes.

 

Pluie de sable sec.

 

Fin, en bas. De force rassemblée, une tête à nouveau serrée, un peu.

 

***

Dans la peur coincé, puis comme un souffle au point où on avait peur sans mots.

 

Brusquement, tout le corps emporté par le souffle monte, libre, vite, heurte le ciel, trop près.

 

La force brise net contre : un bruit d'os. Ciel à peine étoilé.

 

Longtemps la poussière retombe.

 

En bas, on est au bout, à la fin, avec quelques mots et la peur qui revient.

 

***

La peur trop : l'élan vers l'air, plus haut.

 

Bleu massif et sans bords.

 

Tant que l'élan nous plaque au ciel, on tient contre, sans appui.

 

Au bout de la force, une retombée lente, vidé.

 

Les mots, la tête à la fin, une poignée de sable sec.

 

***

être à l'étroit

trop brusque

l'appel

 

gong bleu choc

 

la tête en miettes

en bas

on refait figure

 

compact

à nouveau

on se tient comme on peut

 

Antoine Emaz, L'élan, l'impact, dans  Sauf,

Tarabuste, 2011, p. 53-54.

08/03/2019

Antoine Emaz, Peau

A. E., 2007.jpg

 Vert, I (31.09.05)

 

on marche dans le jardin

il y a peu à dire

seulement voir la lumière

sur la haie de fusains

un reste de pluie brille

sur les feuilles de lierre

 

rien ne bouge

sauf le corps tout entier

une odeur d'eau

la terre acide

les feuilles les aiguilles de pin

silence

sauf les oiseaux

marche lente

le corps se remplit du jardin

sans pensée ni mémoire

accord tacite

avec un bout de terre

rien de plus

 

ça ne dure pas

cette sorte de temps

on est rejoint

par l'emploi de l'heure

l'à faire

le corps se replie

simple support de tête

à nouveau les mots

l'utile

 

on rentre

on écrit

ce qui s'est passé

il ne s'est rien passé

 

Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,

éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28.

24/01/2019

Antoine Emaz, Lichen, lichen

                         emaz_trois_quart_tristan_copie_2.jpg

 

Me paraissent importer l’émotion (produite par l’expression au plus près possible d’une expérience), et le sens comme connexion possible, même intermittente, entre la langue arrêtée du livre et celle, vive, du lecteur. Partant de là, tout trajet poétique juste devient défendable.

 

 

Méthode. Commencer peut-être par saper la confiance en soi, se vider, réduire la vanité, ne plus savoir. Écrire. Ensuite, casser l’écrit, et trouver dans les miettes qui restent de quoi encore écrire, parce que ce sera ça ou rien. Là, on commence d’ordinaire à arriver sur zone.

 

Écrire, c’est peut-être risquer une parole en deçà de la question, avant ce qui deviendrait question si l’on travaillait dans l’ordre de la pensée, peut-être. Saisir sans comprendre ? La formulation ne va pas, mais ce qu’elle vise est juste. Il s’agit bien de saisir un mouvement de vivre, comme un remous, une convulsion, un soubresaut, une tension brusque…On ne localise pas forcément ce qui se passe, mais il y a bien cet essorage brutal et sans mots. Le poème, alors, c’est tenter de voir.

 

Tout poème a une portée politico-morale, de façon manifeste, ou bien par son refus d’interroger directement ces questions. Le « dégagement » est aussi significatif que « l’engagement ». Je ne demande aucunement au poète d’expliciter ses choix ; je dis simplement qu’il doit les assumer vis-à-vis de lui-même et de son lecteur. Si la poésie n’est que très peu un mode d’action, elle n’est pas façon de fuir ; elle n’est pas non plus exclusivement de l’ordre du privé passé dans le domaine public. Idéalement, elle devrait pouvoir investir tous les domaines d’une vie d’homme, ici et maintenant.

 

Antoine Émaz, Lichen, lichen, dessins d’Anne Mark, éditions Rehauts, 2003, p. 13, 15, 22, 89.

 

18/09/2018

Antoine Emaz, Prises de mer

Antoine Emaz.jpg

 

    Dans une caractérisation de la mer, le lecteur lit qu’elle « vient (…) s’affaisser », « Quelque chose comme une fatigue, ou une paresse — de mer lasse » ; plus loin, à propos des vagues, « nerveuse » apparaît après une série d’adjectifs. Rien qui puisse arrêter la lecture, habitués que nous sommes à ce que tout ce qui est vivant ou en mouvement soit décrit de manière anthropomorphique ; Antoine Emaz interrompt son propos et commente : « Parler d’un mer calme ou nerveuse, en colère, ne veut sans doute rien dire mais cela permet de s’entendre à défaut d’être exact ». On reconnaît dans la remarque sa rigueur dans l’usage de la langue, on la retrouve à chaque instant dans les pages de ce Journal, consacré à ce qui est vu, selon la saison, à différents moments du jour.

   Anroine Emaz note ainsi précisément des bruits, celui des vagues que l’on écoute dans le sielnce autour, celui des coquillages que le pied écrase et qui se détache au milieu d’autres, celui du vent dont le « poids » et le « mouvement » appelle des comparaisons avec ce qui est vu dans les tableaux de Klee, la flèche organisatrice de l’espace. Sont relevés aussi avec précision les couleurs : bleu de  source, (le ciel), gris étain, bleu frais, bleu soutenu (la mer), etc., la couleur de la mer changeant selon l’endroit d’où on l’observe : brune parce qu’elle prend la couleur du sable, puis après « quelques mètres de vert » bleu foncé. Pourtant, ces « prises de mer » ne sont pas seulement comparables à des marines.

   Le premier paysage décrit, c’est celui du matin, où la relation entre le mouvement incessant des vagues s’accorde avec le « peu de bruit » et procure une impression de tranquillité. Mais ce qui est récurrent dans ces pages, c’est la saisie du vide de la mer, de l’espace, un vide associé au calme de la marche devant l’eau : elle n’a « ni but ni errance, comme les vagues du bord qui se plient et se déplient ». Ce vide n’a rien d’angoissant, on mesure ce que l’on est quand on prend conscience de la disproportion entre notre corps et l’étendue maritime, « on ne se perd pas, on s’efface pour se retrouver plus loin à l’intérieur, bout minime anonyme du vivant ».

   L’action du vent transforme le paysage, le sol s’érode, le sable se met en mouvement et l’on a alors le sentiment de « marcher dans ce qui s’en va ». Il faut ajouter à ce caractère éphémère du paysage (« on passe ») que la perception constante du vide donne à penser que l’espace (de la mer, devant la mer) ne peut être une demeure, seulement un espace de passage ; les humains deviennent vite des silhouettes, des « bâtons verticaux sur l’étendue ». Si l’on tient cependant à les garder comme terme de référence, c’est sans doute « pour croire un peu saisir les choses ». C’est cette saisie des choses, si modeste soit-elle, qui importe : prendre sa mesure, pour Antoine Emaz, c’est toujours la condition pour « ouvrir et libérer ». Il y a, ici comme dans la plupart des écrits d’Antoine Emaz, des réflexions dans la lignée des moralistes classiques — ce qui les rend d’autant plus attachants.

Antoine Emaz, Prises de mer, le phare du cousseix, 2018, 16 p., 7 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 9  Juillet 2018.

 

 

01/09/2018

Antoine Emaz, D'écrire un peu

A. Emaz,D'écrire.jpg

On a pu lire au fil des ans de nombreuses observations d’Antoine Emaz à propos de son écriture, plus généralement de ce qu’était pour lui la poésie, dans des recueils de notes — le dernier en date, en 2016 : Planche(éditions Rehauts) ; ces textes, souvent brefs, appartenaient à des regroupements qui comptaient des remarques et observations autour d’un jardin, d’une lecture, de la couleur du ciel, de la préparation d’un repas, etc. D’écrire un peuréunit cette fois des réflexions qui forment, sans du tout qu’il y ait fermeture, un ensemble continu à propos de sa pratique. Ce ne sont pas des retours sur tel livre publié, ni en rien des "conseils" (cf les Conseils à un jeune poètede Max Jacob), il s’agit bien d’une poétique qui prend l’allure d’un manifeste dans la mesure où, contrairement à beaucoup de poètes aujourd’hui, il place au centre de son travail l’émotion, le sensible, c’est-à-dire le réel.

   Pour Antoine Emaz, l’écriture n’existe que dans une relation forte à la réalité, réalité de celui qui prend la plume, qui engage ce qu’il est. Le poème s’écrit à partir d’une émotion, soit littéralement de ce qui met en mouvement ; selon sa force, le corps réagit et «  parle son langage de corps » (avec les larmes, par exemple) ou l’on entreprend de modifier ce qui a provoqué ce mouvement. Si l’on pose que le poème a pour source l’émotion, alors s’accomplit un parcours, du « choc de la vie et du réel jusqu’à un choc d’ordre poétique ». Il y a alors une mise à distance pour « se retrouver et retrouver l’autre, les autres » ; le poème, dans cette perspective, quel que soit son point de départ, est donc toujours du côté de la vie, de l’avenir.

   Placer l’émotion, le sensible à l’origine du poème n’est évidemment pas nier l’importance de la culture antérieure de celui qui écrit, des lectures et des influences, de la connaissance de la langue, de la manière de penser le monde, de la mémoire, mais ces éléments qui forment un « sol » ne sont pas l’impulsion qui conduit au poème, ils n’interviennent qu’en second lieu. Quelle émotion plutôt qu’une autre suscitera le poème ? « On ne sait pas » et l’on n’écrit pas parce qu’on a décidé de le faire, « Attendre : aucun poème n’est nécessaire, sauf celui qui s’écrit de lui-même, dans l’élan d’un moment, maintenant, souvent préparé par une longue patience. »

   Ce n’est pas dire que la question de la forme est évacuée, bien au contraire. On pourrait lire une provocation dans des affirmations comme « il s’agit d’enregistrer, rien d’autre », si l’on oubliait que c’est l’émotion qui suscite les mots et, donc, que la forme « naît en même temps qu’elle s’écrit ». Dans cette perspective, le premier temps de l’écriture implique jusqu’à un certain point le retrait du sujet ; comme le précise Antoine Emaz, « Ne pas résister [à la venue des mots], juger ou intervenir », « S’effacer », tant que l’émotion dicte les mots. Une distinction nette est introduite entre le moment où seule compte « la force-forme primitive » et le temps plus long de la reprise ; interviennent alors les connaissances — et aussi « doute, autocritique » — pour parvenir à la « justesse » de l’écriture, soit la restitution au plus près de ce qui a ébranlé le sujet. C’est là qu’il faut « brouillonner » longtemps, que la « menuiserie » patiente vise à trouver la forme juste, qui permet d’articuler le vivre et l’écrire : mettre au point pour qu’il y ait « vibration exacte des mots, son et sens. »

   Il est clair que les expériences fortes d’une vie sont rares, celles de l’enfance revenues par la mémoire peuvent d’ailleurs redevenir présentes, et tenter de les recréer dans un poème ne sera jamais seulement un arrangement de mots. C’est dire, il faut y insister, que pour Antoine Emaz, le poème n’est pas une recherche du "beau" (que l’on aurait bien des difficultés à définir), il s’agit toujours d’« Atteindre en mots une certaine intensité de vivre, voilà ce que je demande à un poème, un livre. »

 

Antoine Emaz, D’écrire un peu, Æncrages & Co, 2018, np, 15 €.

 

 

09/07/2018

Antoine Emaz, D'écrire, un peu

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Tenter de dire écrire. Ou plutôt comment j’écris ; en cette manière, chacun ne peut parler que pour soi, faire ce qu’il peut avec ce qu’il est. On ne se dépasse pas. Simplement, parfois, on découvre être allé plus loin. Par ailleurs, plus loin, tout en restant ici, soi. Bien obligé. On ne change pas de peau comme de chemise ; or, écrire, c’est risquer la peau, pas la chemise, sauf erreur.

 

Antoine Emaz, D’écrire, un peu, Æncrage & Co, 2018, np.

02/07/2018

Antoine Emaz, Prises de mer

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Le craquement des coquillages sous le pied, et les vagues, très près. Leur bruit assez sourd, d’air et d’eau, continu parce que constitué de plusieurs sons qui s’entremêlent  le claquement de l’eau à la retombée, les souffle de l’écume, mais aussi la fin de la vague précédente qui s’étale et diminue son chuintant  puis repart en raclant un peu.

 

Une sorte de magma : plusieurs sons se percutent, se superposent, se fondent, et varient doucement à l’intérieur d’une amplitude globale qui reste sensiblement la même.

 

Antoine Emaz, Prises de mer, le phare du cousseix, 2018, p. 13.

26/01/2018

Antoine Emaz, Limite : recension

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                                      « une lumière d’être / malgré »

 

   Limite débute sous la forme d’un journal, noté « sans date », avec sept poèmes en prose ; les six premiers sont numérotés, un "etc" termine les quatrième et cinquième, ouvre et clôt les suivants, titrant le dernier. Le passage du paysage maritime — paysage récurrent d’un bout à l’autre de Limite — à l’écriture est assuré ici par le glissement de « plage » à « page ». Cette entrée répète d’un bout à l’autre le recommencement, celui de la mer, mais elle met aussi en évidence le changement qu’elle provoque, analogue à ce que modifie l’écrivain aux prises avec la langue. On peut y lire la figure de ce qui, d’un poème à l’autre, est repris, l’image de la mer sans limite, du ressassement, tout comme le texte, obstinément, conserve des « stèles bornes balises ». L’érosion provoquée par la mer a lieu avec le temps et ce temps vécu dans la maladie, « même s’il n’y a pas de sens au bout », temps de l’attente, laisse des « traces graphes de vie ». Le dernier poème du livre est également titré « sans date » ; si la guérison n’est pas acquise, ce n’est plus le temps de la répétition mais celui de « l’air le temps ouverts », celui du temps comme « une vaste nappe d’eau calme ».

   Maladie, guérison : le livre est en effet, sous une forme privilégiée par Antoine Emaz, celle de poèmes en vers libres datés, le récit d’une vie « en attente »,  d’une lutte contre une fin possible avec, toujours, la volonté chaque jour de « ne pas être / momie » comme on le lit dans Plaie (2010). Il est daté du 10.08.2013 au 13.07.2015, avec un nombre élevé de textes l’année 2013 (35 pour 39 au total), les moments d’écriture en continu du 20 au 29 octobre et les premiers jours de novembre, sans rien de restitué entre le 23 février et le 6 décembre 2014, sans que l’on sache si des pages ont été écrites pendant ces jours dominés par la répétition. Cependant le récit évite les redites et quand il y a retour sur le même, c’est pour creuser, comprendre ce que le temps de la maladie modifie.

   Dès les premiers moments, le corps n’a plus sa place dans l’espace et dans le temps social ; du quotidien demeurent des bruits, des odeurs, la forme et la couleur d’une fleur, des « bouts de réel », mais tout se passe comme si le corps s’était retiré. Ce qui est éprouvé, c’est la limite du corps, fragile, et viennent pour le dire des images liées à la mer. Le corps ressemble à un « canot vide après naufrage », défait et qui s’éloigne du vivant avec le temps qui passe : « la barque est déjà partie / sa voile est noire ou blanche », comme celle du navire qu’attend Yseut sur la rive. Plus loin, le corps est « moitié radeau / demi épave » et, la maladie vaincue, n’est plus que « vieille barque ». Ce qui s’impose dans ce repli non choisi, c’est une autre limite, l’ « arrêt / du désir / de l’élan du désir ». Que reste-t-il dans ce qui apparaît comme un « temps de fin », une "fin de partie", comme écrit Beckett ?

   « reste du présent malingre », « des bribes de rien »…, et tout ce à quoi on tenait s’effiloche, perd de sa réalité puisqu’ « on va vers ce qui s’en va ». La pensée vive de la disparition entraîne la conscience que toute relation sera, bientôt, perdue ; aussi, rien de ce qu’a été le passé ne peut prendre sens : quoi faire venir des jours anciens ? Antoine Emaz écrit justement, « de l’eau du sable ». Reviennent des fragments d’une lettre d’Emily Dickinson, autumn leaves interprété par Miles Davis, et souvent les verbes ne sont plus conjugués comme s’il était impossible, ou inutile, de se situer dans le temps ; ainsi : « tout évacuer laisser filer dans l’illisible de nuit magma même plus ciel sol dissoudre le tout […] ». Quel sens alors peut avoir l’écriture dans un tel contexte ?

   Pour Antoine Emaz, il ne s’agit pas de laisser du sens mais, le mot est repris, des traces, comme ces « empreintes de mains » que laissèrent dans quelques grottes des préhistoriques. Ou encore « un petit feu de langue », parce que malgré la fin annoncée, les changements du corps, « reste une peau de mots qui bat / comme du linge sur la corde ». Peu de textes disent aussi fortement l’importance que peuvent avoir les mots pour « tenir », « durer », quand la vie s’échappe, contre l’approche de la « dame de pique ». C’est un leitmotiv qui charpente le livre. Dès le début est exprimée la crainte qu’à un moment donné les mots manquent ; ce que l’on a connu, aimé n’est plus, d’une certaine manière, que « débris déchets poussière » sans les mots qui font, malgré tout, reparaître ce qui fut. Un jour, proche ou non, le corps ne sera plus mais, en cet instant, il y a « toujours des mots sous la main », des mots parce que, comme dans Jours (2009) le « vide est à dire ».

   Limite poursuit — « creuse », comme la mer — ce qui est dit dans tous les livres d’Antoine Emaz. Il y a toujours quelque chose à vivre, avec autrui, le nouveau matin, le « bruit du frigo », les fleurs : le dernier poème s’ouvre ainsi : « sur la table un bouquet d’anémones […] ». C’est cette vie, dans ce qu’elle a de plus "évident", le réel, qui est à dire, et quand la maladie s’éloigne, « ce n’est pas la vraie vie qui commence il n’y a pas d’ailleurs ».

 

Antoine Emas, Limite, Tarabuste, 2016, p.,, 15 €. Cette note a été publiée dans Sitaudis le 5 janvier 2017.